Après la crise, quel avenir pour la « ville du quart d’heure » ?
En 2016, le chercheur Carlos Moreno jette un pavé dans la mare de l’urbanisme en dévoilant les concepts de « ville du quart d’heure » et de « territoire de la demi-heure ». Une poignée d’années plus tard, la crise sanitaire semble avoir donné corps à sa vision d’une ville polycentrique, qui valorise la proximité (des lieux de travail, de culture, d’approvisionnement, de loisirs, etc).
Désormais, pour le lauréat du prix Obel d’architecture 2021, tout porte à croire qu’un mouvement global est lancé.
French IoT : Pouvez-vous nous expliquer comment est né le concept de « ville du quart d’heure » ?
Carlos Moreno : L’idée a germé juste après la COP 21, à Paris. Ce sommet a abouti à un constat clair : les villes sont devenues les principales émettrices de CO2, notamment à travers les transports. Pour résoudre le problème, il faut donc s’attaquer aux enjeux de la mobilité urbaine. Or, pour moi, la mobilité n’est ni une affaire technologique, ni un problème économique. Il ne s’agit pas de savoir combien on va mettre en service de bus à hydrogène, mais plutôt de se demander pourquoi nous nous déplaçons ? À quoi ça sert ?
Quand on voit qu’à Paris, par exemple, plus d’un million d’usagers empruntent les mêmes lignes, aux mêmes heures, on comprend vite qu’un des principaux fléaux reste les trajets pendulaires, du domicile au lieu de travail. La ville du quart d’heure est une réponse à ces problèmes.
Fr.IoT : À quoi ressemble-t-elle ?
C.M. : C’est une ville qui s’appuie sur le déploiement d’un urbanisme « multi-usages » où le lieu qu’on fréquente est aussi celui où on travaille, où on fait ses courses, où l’on a accès à la culture et à des espaces verts. La pendularité crée des lieux fantômes. Les usagers rentrent chez eux stressés et ne profitent ni de leur vie de famille, ni des équipements à proximité, tandis que, de l’autre côté du spectre, les quartiers de bureaux se vident de toute activité une fois la journée terminée. En amenant des services dans différents lieux de vie, on crée une ville polycentrique et on redonne du sens au fait d’habiter un endroit.
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Fr.IoT : Dans quelle mesure la crise sanitaire a-t-elle fait évoluer ce concept ?
C.M. : Elle ne l’a pas fait évoluer, elle l’a remis sur le devant de la scène. Il y a cinq ans, j’avais le sentiment qu’on me regardait un peu de haut. Les spécialistes trouvaient cela intéressant, mais utopique. Or, voilà qu’avec la pandémie, les gens sont obligés de rester chez eux, de travailler à leur domicile, de faire leur course à proximité, de découvrir qu’ils ont des voisins : tout ce qui fonde la ville du quart d’heure.
Il se trouve que, pendant ces années, mon équipe et moi n’avons pas été inactifs. Nous avons développé une plateforme numérique qui nous a permis de disposer de données enrichies sur l’utilisation des bâtiments, la fréquentation des transports en commun. Quand la crise est arrivée, nous avions des outils sur lesquels nombre de villes ont pu s’appuyer.
« La ville du quart d’heure ne doit pas créer des îlots
de bien-être destinés à quelques privilégiés »
Fr.IoT : Et aujourd’hui, les choses ont-elles changé ?
C.M. : Il y a eu une première vague avec les métropoles qui ont très vite compris l’intérêt qu’elles pouvaient tirer de ce concept. Dès 2020, le réseau des grandes villes C40 a mis en place une véritable « task force » autour de la ville du quart d’heure. On reçoit des demandes du monde entier, de San Francisco à Bogota, en passant par Nairobi. Je ne dis pas qu’on va assister, demain, à la transformation de villes aussi denses et étendues, mais on est entrés dans une phase de diffusion très large du concept qui s’apparente, pour moi, à un mouvement global.
Fr.IoT : On parle des grandes agglomérations, mais l’après-COVID ce sont aussi les villes moyennes, où de nombreux Français semblent avoir migré après les confinements. Peuvent-elles aussi devenir des villes du quart d’heure ?
C.M. : Le modèle ontologique que nous avons construit est totalement indépendant de la structure, de la culture ou de la taille de la ville. Il se fonde sur des notions-clés comme la proximité partagée, l’écologie locale, la participation citoyenne et le bien commun. À partir de là, la méthodologie s’adapte à n’importe quelle commune pourvu qu’elle soit motivée. Le maire reste le principal levier et sa volonté agit comme un accélérateur.
Il y a peu de temps, par exemple, j’ai reçu une lettre du maire du Tréport. On ne s’est jamais rencontrés, mais il m’expliquait qu’il appliquait avec bonheur la méthode de la ville du quart d’heure à son échelle. Et ça n’a rien d’anecdotique.
Fr.IoT : À force de voir fleurir les initiatives, le risque n’est-il pas que le concept se perde ?
C.M. : Nous ne sommes évidemment pas à l’abri de voir le concept dévoyé. Maintenant, il n’est pas question d’en faire un label. C’est pour cela que je suis très attentif à la notion de bien commun qui est au cœur du projet. La ville du quart d’heure est une ville pour tous, pas une manière de créer des îlots de bien être destinés à quelques privilégiés. Il y a encore énormément de travail à faire en matière de pédagogie, mais je reste confiant.
Quand on voit les modifications déjà opérées à Milan, ville durement frappée par la pandémie, et qui s’est justement saisie du concept à la suite de la crise, je suis persuadé que cela peut fonctionner. Copenhague a décliné l’idée autour de la rue, en postulant que si la proximité fonctionnait à cette échelle, alors le mouvement s’étendrait à la ville. Tous ont compris une chose : la ville du quart d’heure est une trajectoire à suivre, pas une fin en soi.